
Chapitre 2
La liberté de se tromper : L’enfance comme laboratoire de l’usage impropre
Mes parents sont nés dans les années 30. Lorsqu’ils ont vu se profiler à l’horizon l’arrivée de leurs enfants, mon père – homme méthodique – s’est armé d’un stylo et d’un carnet et s’est plongé dans la lecture du docteur Spock, premier gourou de l’éducation « bienveillante » avant l’heure. L’histoire se répète de manière cyclique : encore aujourd’hui, lorsqu’un bébé est en route, nous, futurs parents, nous précipitons pour acheter des manuels aussi épais que des briques, avec des titres rassurants comme « Vous ne ruinerez probablement pas votre enfant » ou « Parentalité sereine en 874 étapes simples ». Nous cherchons désespérément un mode d’emploi pour un être humain qui, ironiquement, n’en a jamais eu besoin.
Mais si, en tant que parent ayant survécu à la tempête de l’enfance des autres, je devais recommander un seul livre pour se préparer à l’arrivée d’un enfant, je n’aurais aucun doute. Et il ne s’agirait pas d’un manuel à la couverture brillante et aux assurances pseudo-scientifiques.
Bill Watterson a créé et dessiné, entre 1985 et 1995, la plus brillante dissertation sur l’éducation des enfants jamais réalisée : Calvin & Hobbes. Une bande dessinée qui, sous l’apparence d’un simple comic strip humoristique, cache un traité philosophique profond sur la tension entre la créativité infantile et le contrôle adulte. Le tout raconté à travers les aventures d’un enfant de six ans à l’imagination débordante et de sa peluche tigre qui, à ses yeux, est plus réelle que n’importe quel adulte.
Watterson lui-même est un cas rare dans l’industrie de la bande dessinée. À une époque où chaque personnage à succès était transformé en peluches, t-shirts, mugs et jeux vidéo, il a catégoriquement refusé toute forme de merchandising. Malgré les pressions de sa maison d’édition et des offres de plusieurs millions de dollars (même Steven Spielberg a frappé à sa porte pour une adaptation cinématographique), Watterson est resté inflexible : Calvin & Hobbes n’existerait que sur papier, préservant ainsi l’intégrité artistique et philosophique de son œuvre.
Cette intransigeance lui a coûté des batailles juridiques, des congés sabbatiques forcés et, finalement, son retrait de la scène en 1995, au sommet de son succès. Après avoir mis fin à la série, Watterson a pratiquement disparu de la vie publique, se consacrant à la peinture et vivant loin des projecteurs – un choix qui reflète parfaitement son rejet du consumérisme et de la célébrité, thèmes qu’il critiquait à travers les aventures de Calvin.
L’une des planches les plus emblématiques montre Calvin transformant une simple boîte en carton en une Duplicatrice Scientifique. Avec un enthousiasme contagieux, il entre dans la boîte, appuie sur des boutons invisibles et produit une série de doublons de lui-même, qui se mettent immédiatement à semer le chaos dans la maison pendant qu’il arbore une expression d’innocence angélique. Lorsque son père, exaspéré, lui demande ce qu’il fabrique avec cette boîte, Calvin répond simplement : « Il est évident que ce n’est pas juste une boîte. »
Dans une autre séquence mémorable, Calvin transforme la même boîte en un Transmogrificateur – un appareil capable de transformer n’importe qui en n’importe quoi. Pour les adultes qui l’entourent, Calvin est simplement en train de « jouer de manière inappropriée » avec un objet destiné à être jeté. Pour Calvin, ce sont des instruments d’exploration scientifique, d’aventure et de liberté.
Mais qu’est-ce que cela dit de nous ? Pourquoi trouvons-nous si reconnaissable le dilemme du père de Calvin, partagé entre l’admiration pour l’imagination débridée de son fils et la frustration face au chaos qui en découle ? Y a-t-il quelque chose d’universel dans cette tension qui traverse les cultures et les générations ?
Les strips de Watterson capturent une vérité fondamentale sur l’enfance : les enfants ne voient pas le monde comme une collection d’objets aux fonctions prédéterminées, mais comme un champ infini de possibilités. Chaque objet peut potentiellement être n’importe quoi – une boîte peut être un vaisseau spatial, un bâton devient une épée magique, un drap se transforme en cape de super-héros ou en paysage montagneux pour des dinosaures en plastique.
Le paradoxe de la liberté corporelle
Il est toutefois curieux de constater à quel point notre culture adopte une attitude profondément ambivalente face à cette tendance. Nous célébrons les erreurs créatives des enfants dans le domaine linguistique – les mots inventés, les métaphores inattendues, les néologismes – tandis que nous réagissons avec anxiété et une correction immédiate lorsque cette même créativité s’exprime à travers le corps et les objets physiques.
« Ne saute pas sur le canapé ! »
« Ne mélange pas ces couleurs ! »
« Ce n’est pas un jouet ! »
« Ce n’est pas comme ça qu’on l’utilise ! »
Ces phrases font partie du quotidien de la plupart des parents. Mais pourquoi cette asymétrie ? Pourquoi permettons-nous aux enfants de réinventer le langage, mais pas de réinventer l’usage des objets ?
Cette tension entre liberté linguistique et contrôle corporel révèle quelque chose de profond sur notre rapport au monde matériel. Peut-être craignons-nous davantage les conséquences tangibles de l’exploration physique – le désordre, la casse, le danger – d’une manière qui ne s’applique pas à l’exploration linguistique. Ou peut-être, plus subtilement, notre culture a-t-elle progressivement privilégié l’abstraction mentale sur l’intelligence incarnée, le symbolique sur le matériel.
Mais qu’y perdons-nous ? Et que pourraient nous enseigner d’autres cultures et approches éducatives alternatives ?
Neuroplasticité : des cerveaux conçus pour l’exploration
Les neurosciences offrent un éclairage fascinant sur ce phénomène. Le cerveau des jeunes enfants possède un degré de neuroplasticité extraordinairement élevé – un enfant de trois ans a environ deux fois plus de connexions synaptiques qu’un adulte (Huttenlocher, 1979). Cette surabondance de connexions n’est pas un « bug » évolutif, mais une fonctionnalité qui permet une exploration large et non linéaire du monde.
Comme l’explique le neuroscientifique David Eagleman :
« Le cerveau d’un enfant n’est pas conçu pour l’efficacité, mais pour la possibilité. »
La tendance à utiliser les objets de manière inappropriée n’est donc pas un défaut de développement, mais une manifestation directe de cette architecture neuronale optimisée pour l’exploration.
Des études récentes menées à l’Université de Berkeley ont montré que les enfants d’âge préscolaire sont significativement plus capables que les adultes de trouver des usages non conventionnels à des objets du quotidien. Cette flexibilité cognitive découle précisément de l’absence de cette fixité fonctionnelle qui caractérise la pensée adulte.
Nous nous retrouvons alors face à un paradoxe : nous, adultes, nous efforçons d’enseigner aux enfants l’usage correct des objets précisément au moment où leur cerveau est le mieux équipé pour explorer des usages alternatifs. N’est-ce pas là un gaspillage cognitif ? Ne sacrifions-nous pas un potentiel créatif sur l’autel de la conformité fonctionnelle ?
L’erreur comme stratégie : perspectives interculturelles
Avant de répondre à ces questions, il est intéressant d’observer comment d’autres sociétés gèrent cette tension entre exploration et contrôle.
Dans les communautés mayas du Guatemala et du Mexique, comme l’a documenté l’anthropologue Barbara Rogoff, les enfants apprennent principalement en observant et en participant, sans recevoir d’instructions directes. On leur permet d’utiliser des outils « d’adulte » (comme des machettes ou des ustensiles de cuisine) et de faire des erreurs dans leur manipulation. Les adultes interviennent rarement pour corriger, considérant que l’apprentissage se fait par essais répétés et ajustements autonomes.
Chez les Inuits, les enfants sont régulièrement placés dans des situations où ils doivent résoudre des problèmes par eux-mêmes. Ils ne reçoivent pas d’instructions explicites, mais sont encouragés à fabriquer de petits kayaks fonctionnels en observant les adultes et en expérimentant. Ils commettent de nombreuses erreurs, mais personne ne les corrige directement. Ce processus est considéré comme essentiel pour développer l’isuma (une forme de sagesse pratique), qui leur permet d’acquérir une compréhension profonde de la flottabilité et de l’équilibre, compétences vitales pour leur survie.
Dans la communauté des Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée, étudiée par Margaret Mead, des enfants de deux ou trois ans sont autorisés à utiliser des canoës dans les eaux peu profondes du lagon. Les adultes les observent de loin mais les laissent tomber à l’eau et faire des erreurs de navigation, estimant que ces expériences sont essentielles pour qu’ils développent une autonomie réelle.
Ces exemples nous posent une question troublante : notre tendance à protéger les enfants de l’erreur et à corriger immédiatement leur usage "impropre" des objets est-elle réellement bénéfique ? Ou perpétuons-nous simplement des conventions culturelles qui limitent plus qu’elles ne libèrent le potentiel humain ?
La pédagogie radicale de Francisco Ferrer : une alternative oubliée
Même dans la tradition occidentale, certaines approches éducatives ont tenté de remettre en question cette obsession du contrôle. L’une des plus radicales est celle de Francisco Ferrer y Guardia, éducateur catalan du début du XXe siècle.
Dans son Escuela Moderna, fondée à Barcelone en 1901, Ferrer s’opposait frontalement à l’éducation traditionnelle européenne, qui mettait l’accent sur la discipline, la mémorisation et l’obéissance à l’autorité. Il proposait un modèle basé sur l’exploration libre et l’apprentissage par l’expérience directe.
« L’éducation ne consiste pas à asseoir les enfants et à remplir leur tête, mais à faciliter le processus naturel par lequel ils explorent et comprennent le monde à travers tous leurs sens. »
L’environnement même de l’Escuela Moderna était conçu pour stimuler cette exploration :
- Pas de pupitres fixes, mais des espaces flexibles et réorganisables.
- Pas de manuels rigides, mais des matériaux que les enfants pouvaient manipuler librement.
- Pas d’apprentissage purement théorique, mais des expériences concrètes, souvent menées par les élèves eux-mêmes.
Sébastien Faure, éducateur anarchiste qui a visité l’école, écrivait :
« Les enfants manipulaient librement des objets qui, dans d’autres écoles, auraient été jugés trop précieux ou trop dangereux – microscopes, produits chimiques, instruments de mesure. Ferrer croyait que seul le contact direct et la manipulation, parfois "impropre", permettaient une véritable compréhension. »
Dans cette vision radicale, l’usage impropre des objets n’était pas une erreur à corriger, mais une stratégie d’apprentissage à encourager.
Mais cette audace coûta cher à Ferrer. Son école fut fermée, il fut accusé de subversion et exécuté en 1909. Son projet fut étouffé par l’ordre établi, mais il reste une source d’inspiration pour repenser notre rapport à l’éducation et à la créativité enfantine.
Piaget, Vygotsky et l’assimilation créative
Pour comprendre plus profondément pourquoi l’usage impropre est une forme d’intelligence, il faut revenir aux théories du développement cognitif.
Le psychologue Jean Piaget a décrit deux processus fondamentaux dans l’apprentissage :
- L’assimilation : intégrer une nouvelle expérience dans un schéma mental existant.
- L’accommodation : modifier un schéma existant pour s’adapter à une nouvelle expérience.
Quand un enfant transforme une boîte en vaisseau spatial, il pratique l’assimilation créative : il incorpore un objet non selon son usage prévu, mais selon un schéma personnel, souvent ludique et narratif.
De son côté, Lev Vygotsky a observé que, dans le jeu symbolique, le sens se détache de l’objet : un manche à balai devient un cheval non pas parce qu’il y ressemble, mais parce qu’il peut être utilisé pour imiter le geste de monter à cheval.
Ce processus est fondamental : il permet aux enfants d’apprendre que le sens n’est pas figé, mais manipulable, un concept clé pour le développement de la pensée abstraite et de la créativité.
Or, l’éducation formelle tend souvent à brider cette capacité, en insistant sur des usages prédéterminés et standardisés.
Chomsky et la grammaire de l’usage impropre
Ce besoin de détourner et réinventer ne concerne pas que les objets. Il se retrouve aussi dans le langage.
Le linguiste Noam Chomsky a révolutionné notre compréhension de l’acquisition du langage en montrant que les enfants ne se contentent pas d’imiter ce qu’ils entendent. Au contraire, ils manifestent une capacité créative innée, en produisant des phrases qu’ils n’ont jamais entendues auparavant.
« L’acquisition du langage ne repose pas sur l’apprentissage par imitation, mais sur une capacité innée à générer des structures nouvelles à partir d’un nombre limité de règles. »
C’est exactement ce que fait un enfant lorsqu’il transforme un objet en autre chose. Il applique un modèle cognitif souple, combinant des éléments existants pour créer du sens nouveau.
Or, notre société valorise cette créativité dans le langage… mais la réprime dans le monde matériel.
Pourquoi acceptons-nous qu’un enfant invente des mots, mais pas qu’il invente de nouveaux usages aux objets ?
Préparer nos enfants pour l’avenir : éducation à l’ère de l’IA
Dans un monde où l’intelligence artificielle devient de plus en plus performante en matière de raisonnement logique et de structuration du langage, ce qui distingue l’intelligence humaine pourrait bien être notre capacité à réinventer les usages.
Les machines peuvent apprendre à parler, mais elles ne savent pas transformer un carton en transmogrificateur.
Or, nos systèmes éducatifs tendent à préparer les enfants à des tâches que l’IA saura bientôt mieux faire qu’eux :
- Répéter des informations.
- Suivre des procédures établies.
- Trouver une bonne réponse.
Mais ce qui restera profondément humain, c’est notre capacité à improviser, détourner, bricoler des solutions inédites à partir de ce qui nous entoure.
En d’autres termes, Calvin a raison : l’important n’est pas de connaître les bonnes réponses, mais de refuser d’accepter des prémisses trop rigides.
Vers une pédagogie de l’exploration
Toutes ces perspectives – neurosciences, anthropologie, psychologie du développement, philosophie du langage – convergent vers un même constat :
🔥 L’usage impropre n’est pas un échec d’apprentissage, c’est un moteur d’innovation.
Si nous voulons préserver et encourager cette intelligence adaptative, il faut repenser nos approches éducatives :
- L’erreur comme opportunité : valoriser les détournements et les expérimentations au lieu de les corriger immédiatement.
- Un environnement préparé : offrir des espaces et des matériaux qui permettent une exploration libre.
- Un encadrement minimal : intervenir uniquement lorsque cela est nécessaire, sans brider l’initiative.
- Un critère éthique plutôt que fonctionnel : au lieu de dire « Ce n’est pas comme ça qu’on l’utilise ! », se demander : « Son usage est-il dangereux ou nuisible ? ».
Cela pose évidemment des défis : comment équilibrer liberté et sécurité ? Comment introduire cette approche dans des écoles soumises à des programmes rigides ?
Mais la vraie question est peut-être plus large :
Dans un monde en perpétuelle transformation, voulons-nous éduquer nos enfants à suivre des usages établis… ou à inventer ceux de demain ?
Car au fond, Calvin & Hobbes n’est pas seulement un chef-d’œuvre humoristique sur l’enfance.
C’est aussi un manuel visionnaire sur l’intelligence humaine.
Et si nous apprenions enfin à écouter Calvin ? 😊