
La Leçon du Boucher Ting
Chuang Tzu, philosophe taoïste du IVe siècle av. J.-C., nous a laissé un recueil de pensées et d'anecdotes intemporelles. Son écriture est d'une immédiateté saisissante : des milliers d'années et de kilomètres disparaissent en un instant lorsqu'on lit ses histoires.
Parmi elles, celle du boucher Ting est peut-être la plus emblématique.
Cela fait des années que je porte cette histoire en moi, comme un tatouage caché, avec quelques autres choses sans lesquelles je ne pourrais me passer. Curieusement, elle parle de couteaux. Et de Vide.
Saisir le Vide est ce qui permet à une lame de traverser indemne deux morceaux de chair.
Saisir le Vide est ce qui permet de nourrir la vie.
Je suis encore loin d'appliquer pleinement cette leçon, mais quand je cuisine, je n’oublie pas.
L’histoire du Boucher Ting
"Chuang Tzu" - Livre II, Chapitre 3
Le boucher Ting découpait un bœuf pour le prince Wen-hui.
Ce que sa main coupait, son épaule appuyait, son pied enfonçait et son genou poussait produisait un bruit de froissement, auquel répondait le son étouffé du couteau.
Tout était en parfait accord avec la danse du "bois de mûriers" et en rythme avec le "Ching-shou".
— "Oh, c’est merveilleux !" s’exclama le prince Wen-hui. "L’habileté atteint donc un tel niveau ?"
— "Ce que le serviteur aime, c’est la Voie", répondit le boucher Ting en posant son couteau. "Il la préfère à l’habileté."
Au début, je voyais le bœuf entier.
Après trois ans, je ne le voyais plus dans son ensemble.
Aujourd’hui, je découpe avec mon esprit, et non avec mes yeux.
Je suis la nature du bœuf. Je suis ses interstices et je laisse mon couteau trouver son chemin.
"Un bon boucher change de couteau chaque année,
Un boucher ordinaire change de couteau chaque mois,
Car il brise."
Le couteau du serviteur, lui, est en service depuis dix-neuf ans.
Sa lame semble neuve, car il n'affronte pas les os, il suit le Vide.
Mais il y a des moments où je rencontre une difficulté.
Alors, je ralentis.
Mon regard se fixe.
Mes gestes deviennent impercéptibles.
Et soudain, le morceau tombe, comme une motte de terre.
Je reste là, le couteau en main, je regarde autour de moi, je fais une pause.
Satisfait.
Puis, je nettoie mon couteau et je le repose.
— "Excellent !" s’exclama le prince Wen-hui.
— "Maintenant que j’ai entendu les paroles du boucher Ting, je sais comment nourrir la vie !"